Intelligence Artificielle, jeux de dupes : la simulation des pouvoirs et les pouvoirs de la simulation

« J’espère, je prie pour que Saint-Exupéry puisse rester libre, pur, intact, à une époque où chacun est catalogué, étiqueté blanc ou noir, contraint de prendre parti. Oh ! Combien j’espère qu’il pourra rester au-dessus de la mêlée pour écrire » Anne Morrow Lindbergh dans « Le secret du petit Prince » de Laurence Vanin.

Puissions-nous rester libres d’écrire et de penser. Cette conviction qui m’anime me pousse à prendre ma plume pour écrire ces quelques lignes au regard de ma pratique de Psychologue et Psychanalyste.

Nous vivons une période inédite, où l’intelligence émotionnelle (IE) peut tout aussi bien représenter une fragilité ou une force qui peut se révéler un véritable « pouvoir ». Sommes-nous soumis à nos émotions ou restons-nous libres de pouvoir agir sur elles ?

A l’heure des nouvelles technologies et du développement de l’Intelligence Artificielle il est possible de se demander quelle place aura notre Intelligence émotionnelle, notre force psychique et donc notre santé mentale dans la « ville intelligente » de demain ? Mais n’oublions pas que l’IA a été créée pour être au service de l’humain, comme nous le rappelle la Commission européenne dans son Livre blanc publié le 19 février 2020.

Même si l’homme cherche depuis des milliers d’années à créer des machines capables d’imiter le raisonnement humain, le terme « intelligence artificielle » a été créé plus récemment, en 1955 par John McCarthy. Ce qui donnera naissance à des machines aux analyses prédictives et, depuis peu, aux analyses prescriptives.

Rappelons que l’IA est un processus d’imitation de l’intelligence humaine qui repose sur la création et l’application d’algorithmes capables de simuler l’intelligence humaine pour se rapprocher le plus possible du comportement humain. Pour se faire l’intelligence artificielle a besoin d’une quantité de données et d’une capacité de traitement très élevées.

A ce jour aucune IA ne sait raisonner de manière complexe, notamment par analogie. Notons que ce raisonnement sophistiqué qui caractérise l’être Humain (notamment avec la subtilité du langage, des émotions…) est le principal obstacle sur lequel bute l’IA. On voit bien la limite de la machine lorsqu’il s’agit de comprendre, percevoir et interpréter les subtilités de la richesse de la langue. Je vous laisse imaginer ce qu’il en est de la subtilité de nos émotions et de nos sentiments très souvent ambivalents et contradictoires. En effet les émotions ont du sens en fonction du contexte. Elles dépendent aussi de la culture, de notre histoire de vie, de la langue et de nos rencontres avec l’autre. Comme nous le rappelle Boris Cyrulnik « le paradoxe de la condition humaine, c’est qu’on ne peut devenir soi-même que sous l’influence des autres. …. Je ne peux devenir moi-même que si j’ai un autre pour me développer, éveiller des émotions, mes affects ».

Pourtant, grâce à l’IA, les machines peuvent déjà réaliser de multiples actions avec nos émotions. Elles peuvent en détecter certaines, les interpréter, parfois les expliquer et même interagir avec l’Homme pour déclencher chez lui des émotions et le faire agir en conséquence. Ces techniques servent notamment à créer des chatbots, “discussions robotisées” capables de conduire des discussions réalistes avec leurs utilisateurs et permettre aux applications d’avoir une forme élémentaire de sociabilité. Ceci pouvant allez jusqu’à influencer (manipuler) nos actes d’achat. Qu’en est-il de l’éthique de la Recherche en Robotique ? En 2014 il est préconisé que les établissements ou institutions de recherche se dotent de comités d’éthique en sciences et technologies du numérique.

Rappelons que l’IE est une forme d’intelligence qui suppose que l’on puisse raisonner à partir des émotions et produire ainsi des comportements adéquats. Elle aurait un impact sur plusieurs facteurs tels que la santé, la performance au travail, et le niveau de bien-être d’un individu. Même s’il ne s’agit pas d’en faire le seul facteur explicatif du succès d’un individu, il semblerait que l’IE y contribue en partie.

L’intelligence émotionnelle est définie par Mayer & Salovey dès 1997 comme « La capacité à percevoir les émotions (en soi et chez les autres), à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre les émotions et les maitriser afin de favoriser l’épanouissement personnel ».

Le virus le plus contagieux sur Terre, que nous avons tous déjà attrapé, n’est pas celui du Covid-19 ou de la grippe, c’est celui des émotions, dont la transmission est très rapide, avec des effets positifs et négatifs … Notamment la Peur ! Comment faire alors, pour développer cette IE alors même qu’il nous est difficile d’agir de façon consciente sur elle ? En effet notre inconscient est au travail. Comment faire pour reprendre la main ? reprendre notre liberté ? Notre inconscient, fruit de notre histoire, cause cachée de nos désirs, de nos comportements et de nos malaises, nous échappe. Pourtant, c’est un ami. Il nous dit qui nous sommes, pointe nos difficultés et nous permet d’être plus indulgent avec nous-même tout en développant durablement notre santé mentale. D’où la nécessité de savoir l’écouter.

L’analyse

La psychanalyse nous offre la possibilité de mieux comprendre notre inconscient grâce, notamment, à l’analyse par la parole des associations libres, des actes manqués, des rêves, des lapsus, des actes répétitifs….

Le poète Paul Valéry, qui a su délimiter la géographie de l’esprit Humain à un si haut degré de précision poétique, s’avouait « le moins freudien des hommes », il n’en demeure pas moins qu’à la question « que fais-tu les jours ? » il répond « je m’invente ». En ce sens il avait avec Freud, son contemporain, une approche plus complémentaire que contradictoire. En effet cette invitation à se réinventer, à « se travailler » comme dit le poète, ne pourrait-elle pas nous inspirer pour avancer, particulièrement en cette période ?

En psychanalyse ne disons-nous pas « se mettre au travail » ? En effet se mettre « au travail de l’analyse » permet une liberté inouïe de pouvoir se réinventer soi-même et donc nos relations aux autres, présentes, passées et à venir. Découvrir la puissance de cette parole comme une libération de notre être, de nos émotions enfouies, dit autrement de notre inconscient.

Plusieurs patients me viennent à l’esprit :

  • Un patient paralysé, qui en analysant son histoire de vie à su se réinventer une vie avec la liberté de dire autrement sa souffrance, grâce à des mots, tout en retrouvant sa mobilité physique.
  • Un manageur en difficulté dans son animation d’équipe, a su se remettre au cœur de sa vie au cours de son analyse, avec ce que cela comprend de renoncement à satisfaire le désir de l’autre… celui de ses parents avec cette injonction « tu seras fort mon fils ! ». Ce qui lui permettra un management plus harmonieux et surtout plus respectueux de ses équipes.
  • Une femme qui n’arrivait pas à avoir d’enfants après dix années d’échec face à tout ce que la science offre comme alternatives, a su se réinventer en s’autorisant à avoir une descendance, là où justement elle ne souhaitait pas voir les « gènes de son père » (défaillant) se multiplier. Au fil de l’analyse elle aura deux enfants.

Il en faut du travail d’analyse, de la force et du courage pour avancer dans les méandres de son inconscient. Jacques LACAN dira « L’inconscient est structuré comme un langage ». Comme dans le langage, on aura affaire à un système de signifiants et de signifiés. … Cela peut être une odeur, une image, une cicatrice qui va renvoyer à un signifié. Ce signifié est le fait décrit dans le souvenir. Nous voyons bien là le lien avec l’IE qui est invitée à agir au sein même d’un travail d’analyse. Pour ce faire la parole est précieuse avec ces mots qui « guérissent » et permettent de développer durablement la santé mentale en reprenant notre liberté face à notre inconscient.

Tel le philosophe, lanceur d’alerte qui ramène l’éthique et la sagesse au centre de la ville « intelligente », le psychanalyste ramène le sujet et la liberté au cœur de la cité. Alors que l’IA est une « simulation imparfaite des pouvoirs » du cerveau et de l’intelligence humaine si subtile et si puissante, comment expliquer que le pouvoir surpuissant du psychisme humain soit si peu utilisé pour développer notre propre santé mentale ?

Les neurosciences identifient les processus cérébraux à l’origine de nos capacités mentales (perceptions, motricité, langage, mémoire, raisonnement, émotion…) et se basent sur trois concepts fondamentaux : la neuroplasticité, le cerveau social et les neurones miroirs (qui touchent les émotions, favorisent l’empathie, et facilitent l’apprentissage par imitation). Grâce à ces concepts fondamentaux, les neurosciences viennent mettre en lumière la façon dont fonctionnent notamment les réactions émotionnelles, l’aptitude au changement, la prise de décision…

Ces dernières années les neurosciences ont fait de véritables avancées et d’après Eric Kandel (psychiatre, chercheur en neurosciences, professeur de biochimie et biophysique), prix Nobel de physiologie et de médecine en 2000 : « la psychanalyse reste la vision du fonctionnement mental la plus cohérente et la plus satisfaisante… ». Par ailleurs les études du Professeur Shevrin (Professeur de psychologie, Dpt psychiatrie et psychologie), « montrent que les conflits inconscients causent ou contribuent aux symptômes d’anxiété du patient » et soulignent que « la théorie psychanalytique est à présent pleinement accessible à la vérification expérimentale selon des méthodes scientifiques rigoureuses ». Pour Lionel Naccache (neurologue, professeur des universités-praticien hospitalier et spécialiste des neurosciences cognitives) « élaborer un discours contemporain sur l’inconscient, et faire l’économie d’une discussion de la pensée freudienne relèverait, du mépris ou de l’ignorance, bref d’une forme de barbarie intellectuelle ».

Qu’attendons-nous pour réaliser de façon plus poussée des recherches croisées, psychanalyse et neurosciences afin de mieux comprendre notre « fonctionnement mental » ? Ceci afin de faciliter les avancées au service de l’humain et de sa liberté, notamment appliquées au monde de l’entreprise et permettre ainsi d’adapter le travail au fonctionnement cérébral, et non l’inverse. Ceci pourrait nous éclairer sur au moins trois niveaux : Individuel (développement durable de notre santé mentale), Collectif, (consolidation et cohésion d’équipe) et Entreprise (performante et compétitive). La psychanalyse peut, avec les neurosciences, apporter un éclairage sur les avancées de l’IA et peut-être représenter des passerelles pouvant nous aider à louvoyer dans cet univers où l’humain ne doit jamais être perdu de vue. Tel le phare dans la nuit.

La « simulation des pouvoirs » psychiques de l’humain est à l’œuvre … mais le « pouvoir de la simulation » dont on dotera nos robots du futur prendra-t-il le dessus sur ce pouvoir infini et surpuissant du cerveau humain encore si peu exploré au regard de ses potentialités ? Rappelons-nous ce que disait Nicolas Machiavel  » celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes. » Faisons le vœu que l’humain ne soit jamais perdu de vue. Quelle place pour la psychanalyse dans les comités d’éthique ?

Qu’attendons-nous pour agir durablement sur l’énergie la plus puissante qui nous anime, j’ai nommé « l’énergie mentale ». Cette énergie « renouvelable » et si peu exploitée…

Pour Aristote « L’espérance est le songe d’un Homme éveillé ». Restons-en éveil et gardons espoir que l’humain restera au cœur des avancées en matière d’Intelligence Artificielle.

Gaëlle Blanchard Leclere – OZALEE Conseil
Psychologue – Psychanalyste
Conseil « Santé au travail » auprès des entreprises
Référencé CARSAT

A lire aussi :

Références

« Amour de la sagesse »

Aristote

« Les nourritures affectives »

Boris Cyrulnik

« Interprétation des rêves » – Traumdeutung

Sigmund Freud

Séminaire III « Les psychoses »

Jacques Lacan

« Le prince »

Nicolas Machiavel

« Le Nouvel Inconscient : Freud, le Christophe Colomb des neurosciences »

Lionel Naccache

Lettre du 19 janvier 1935 à Germaine Pavel, dans Lettres à quelques-uns (1952), Paris.

Paul Valery

« Le secret du petit Prince »

Laurence Vanin

« The must of Emotional intelligence» Sep 2018

Havard Business Review